Une oeuvre inachevée

Retour en Suède, cette fois après dix mois d’absence…

10 mois. Cela faisait le temps écoulé depuis que j’avais quitté à contrecœur mon pays d’adoption, celui qui m’avait sauvé de la folie dans laquelle le monde s’était vu plongé pendant la pandémie du Covid-19. Des mois qui aujourd’hui m’apparaissent comme s’étant écoulés dans un rêve, un nouvel entre-deux mondes dont j’avais tant rêvé, mais qui avait pris un goût amer. Mais personne ne peut se défaire de son passé ainsi ; mon retour vers le nord était inévitable…

J’avais réalisé mes premiers murs de ville via des festivals d’art urbain entre La Costa Del Sol, l’Andalousie et la Catalogne, remontant progressivement vers le nord-est en longeant la Méditerranée. Pas un seul nuage pendant plus de quatre mois, un été sans fin qui m’avait fait languir les forêts du grand nord et la fraîcheur de ses mille et un lacs. Ma peau, pourtant mate, s’était retrouvée couverte de boutons de chaleur pour la première fois, provoquant des démangeaisons rivalisant avec celles causées par des nuées de moustiques.

Si je me trouvais quelques milliers de kilomètres plus bas, je n’avais pas changé de mode de vie pour autant : tous les deux-trois mois, je me demandais à nouveau où aller. N’ayant pas de désir pour une destination particulière, je me contentais de suivre les projets dans une même direction, m’en remettant à ce que le destin me réservait. Septembre arriva, et je me retrouvai, après avoir réalisé un mur de dix mètres pour la ville de Torrefarrera, avec un billet de ferry Barcelone-Rome, où je n’avais pourtant trouvé ni projet ni logement. Les deux dernières semaines, je m’étais réveillée avec la conviction que je faisais fausse route et que retourner en Suède était inévitable pour faire la paix avec mon passé. Je voulais aussi reconnecter avec cette langue que j’avais commencée à parler sans avoir su complètement l’apprivoiser. Je ne voulais pas avoir le sentiment de fuir, ni de ne pas aller jusqu’au bout de ce que j’avais entrepris. C’était ma façon à moi de m’intégrer quelque part, de mettre un peu de stabilité dans l’instabilité. Un ami m’avait récemment fait part de sa théorie selon laquelle vivre une vie itinérante était bénéfique pour les personnes à l’humeur instable, une façon de combattre l’instabilité intérieure par un mode de vie déjà instable. Cela m’avait rappelé l’histoire de cette femme qui, à cause d’un dysfonctionnement neurologique, s’était mise à sentir le sol tanguer comme dans un bateau. Le seul moyen pour elle de se sentir normale à nouveau était d’être sur un sol véritablement instable, comme un train, une voiture, un bateau, un avion… elle n’avait alors plus aucun symptôme, tout semblait rentrer dans l’ordre. Mais aussitôt qu’elle se retrouvait sur la terre ferme, tout recommençait à tanguer.

Je finis donc, un beau jour de mi-septembre, par reprendre la route du Grand Nord. J’avais gardé l’adresse d’une ferme sur la péninsule de Sjællands Odde, qui souhaitait m’accueillir pour un projet de peinture murale en extérieur. Je n’avais pas vraiment vécu hors réseau cet été, j’avais même perdu ma tente et annulé mon séjour dans une communauté hippie près de Grenade. L’idée d’une guesthouse entre mer et forêts scandinaves dotée d’un poêle à bois était donc une idée plus que séduisante, empreinte de nostalgie. Je décidai que le Danemark serait comme une étape transitoire à mon retour en Suède…

À Genève, ma ville natale

Un Flixbus m’emmenait vers Genève, ma ville natale, où je revis ma mère après huit mois d’absence et passai quelques semaines à ses côtés. Quand on ne se déplace que par les terres, on ne repasse par un endroit que quand c’est sur notre route pour aller quelque part – c’est-à-dire rarement. Je couchsurfais à Hambourg, une ville dans laquelle je n’avais jamais fait que transiter, et dont seule la gare m’était familière. Deux ans et demi auparavant, je m’y étais retrouvée pour la première fois alors que j’avais attendu l’ouverture de la frontière allemande pendant trois mois pour me rendre en Suède depuis la Suisse. Des mois que j’avais passés dans un mayen valaisan sans électricité ni eau courante à l’intérieur, ne possédant même pas de smartphone, à écouter les nouvelles de la pandémie depuis une vieille radio à piles.

Un retour à la simplicité

La péninsule de Sjællands Odde est une fine bande de terre apparaissant sur la carte comme un bras s’allongeant vers l’ouest du pays. La mer est visible des deux côtés de cette presqu’île d’une dizaine de kilomètres, tantôt bordée de falaises et de plages sablonneuses. Aller aux toilettes à la lampe de poche, se chauffer au feu de bois et s’engoncer dans son sac de couchage à vingt heures, je redécouvrais les joies d’un univers familier. J’avais toujours cru que le sud m’apporterait réconfort et guérison, mais en fait, seuls les premiers jours de beau temps en Espagne m’ont fait l’effet d’un pansement éphémère. Je m’identifie définitivement plus au nord et à ses grands espaces sauvages, ses villes bien tenues et cette confiance indécente que les uns accordent aux autres. Je crois qu’en fait, j’aime aussi me retrouver dans des endroits où je peux me démarquer, où l’on ne s’attend pas à voir débarquer une artiste nomade au chariot coloré !

Ma cabane du moment

Presque tout ce que la famille dano-suédoise de cinq personnes cuisinait était complètement fait maison. Ils mettaient parfois des heures à tout préparer dans leur petite cuisine à l’ancienne. Un jour, le père ramena même un poisson qu’il me dit avoir attrapé à mains nues alors qu’il faisait de la plongée (!!). Très impliqués dans la vie du village, le couple organisait régulièrement des activités comme un festival de sauna, une exposition sous-marine ou la construction d’un local destiné à échanger des articles nautiques de seconde main. On me proposa de plonger dans les fonds-marins danois pour m’en inspirer avant de peindre ma future œuvre, mais ma peur de provoquer dieu sait quoi eut raison de ce qui aurait sans doute été une chouette aventure. Je m’inspirai tout de même de l’océan et des photos que la famille avait prises en plongeant. Sans le savoir, je réalisai mon premier trompe-l’œil, ce qui allait devenir ma signature. Il faisait si chaud que quelques jours avant mon départ, je pus me baigner, la température de l’air avoisinant les seize degrés le jour d’Halloween ! Chaque année, l’été semblait grignoter un peu plus l’automne (ou l’automne un peu plus l’hiver).

Un pont reliant la Suède au reste du monde

Faire les treize kilomètres de l’Öresundsbron en train et voir se rapprocher la première ville qui avait croisé ma route nomade deux ans auparavant, presque jour pour jour, j’en avais rêvé, et l’avais craint en même temps. J’y avais encore les mêmes amis, rien ne semblait avoir changé. Si l’idée de voyager avec un aller-retour n’avait toujours aucun sens à mes yeux, je réalisais que revenir vers des lieux dans lesquels j’avais toujours des connexions semblait être une bonne idée. Une chose était certaine, je ne pouvais vivre sans projets, et quand je ne peignais pas, je répondais à des Open call pour des résidences artistiques un peu partout en Europe. Si à Malmö je n’obtins a priori que des murs chez des particuliers, je gagnai quelque chose de bien plus important que de l’argent : depuis le Danemark, j’avais commencé à développer mon style, ce qui me permit d’abandonner progressivement les peintures à la demande. Je m’étais mise à réaliser des trompe-l’œil, et tout ce que je peignais sortait dorénavant de papier déchiré ou autre mur brisé. Cela exprimait à merveille cette idée de réalité déformée que je cherchais à transmettre, cette poursuite de l’inaccessible. Je sus ainsi enfin mettre des mots sur ma démarche artistique et sur ce que j’avais en fait toujours questionné dans mes œuvres.

Devant une partie de mon oeuvre à Dalby, dans la campagne près de Malmö

À Malmö – que je découvrais comme très favorable à l’art urbain –, j’expérimentais aussi pour la première fois sur des murs « libres », où n’importe quel artiste – le plus souvent des graffeurs – pouvait s’exprimer. Deux se trouvaient au centre-ville, à Folkets Park et à l’extérieur du parking P-Huset Anna. Je réalisai ma première œuvre au spray, un simple œil sortant de papier déchiré, qui resta plus d’un mois en place et que beaucoup semblèrent avoir remarqué.

Suite à mes réalisations de trompe-l’œil, je fis la connaissance d’Helen Layley, une femme joviale impliquée dans les activités culturelles et artistiques d’une petite bourgade à quelques dizaines de kilomètres de Malmö. Elle me proposa d’animer mon premier atelier à Kulturverket, une association à but non lucratif organisant toutes sortes d’évènements culturels, souvent en connexion avec de jeunes réfugiés. L’atelier s’intitula « break through – what lies behind? » et le public fut invité à peindre ce que le sujet les inspirait, qu’ils aient ou non déjà tenu un pinceau.

Malmö 2.0 fut aussi le temps de l’introspection et de l’amitié, des confessions et des grands dîners, du lâcher-prise mais aussi du désespoir… Que demander de plus ? J’étais de retour là où j’avais voulu être, là où tout avait commencé, prête à continuer ma vie là où je l’avais laissée ce 16 janvier 2022. Et tant qu’il y avait des opportunités artistiques sur mon chemin, je me sentais suffisamment forte pour affronter ce qui devrait tôt ou tard être résolu…

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